Jacques Servier, entre ombre et lumière

Commentaire de Olivier Soulier.

Publié dans la lettre de Médecine du sens n°21

Jacques Servier vient de décéder.

Voilà un petit éclairage sur sa vie de monstre froid. Au moins 1500 morts voir peut etre beaucoup plus. Mais cela paraît si naturel aujourd’hui à l’heure de l’impunité des grands groupes pharmaceutiques.

L’ARTICLE : JACQUES SERVIER, ENTRE OMBRE ET LUMIÈRE 

Paris, le jeudi 17 avril 2014 – Le nom de Jacques Servier est aujourd’hui connu de la France entière, mais la réussite exceptionnelle de ce capitaine d’industrie parti de presque rien n’est de loin pas l’origine première de sa notoriété. C’est l’affaire Mediator qui a projeté dans la lumière ce vieil homme discret et profondément terni les dernières années de sa vie. Aussi marquant soit-il, ce scandale, au lendemain de sa mort à l’âge de 92 ans à son domicile, ne saurait cependant résumer à lui seul une carrière à bien des égards hors du commun et marquée par l’ombre et la lumière.

La magie du médicament

Il vit le jour dans l’Indre, à Vatan, un 9 février 1922. Cette terre et sa famille lui donnent très probablement immédiatement un goût jamais démenti pour le travail et la sobriété. Très vite, les parents, la mère institutrice et le père pharmacien s’établissent à Orléans. Dans l’officine de son père, le jeune Jacques Servier est tout de suite séduit par « la magie du médicament », comme il aimait la décrire. À cette fascination, s’ajoute un esprit d’entreprise que même ses détracteurs ne lui dénieront pas : à partir de la petite société qui fabriquait du sirop et qui comptait neuf employés qu’il rachète en 1954, le pharmacien et médecin créera le deuxième laboratoire pharmaceutique de France, comptant 20 000 salariés et fort d’un chiffre d’affaire de 4,2 milliards d’euros en 2013.

Un vrai laboratoire de recherche

Ce succès, Jacques Servier le doit d’abord sans conteste à son opiniâtreté et à son goût immodéré pour le travail. Dans les portraits qui lui ont été consacrés ces dernières années, il a ainsi été systématiquement rappelé que même après 90 ans, Jacques Servier continuait à être présent dès 8 heures du matin à son bureau et qu’il exerçait son droit de regard sur l’ensemble des dossiers de l’entreprise. Cette ténacité était associée à des intuitions fortes. D’abord, à la différence d’autres groupes pharmaceutiques français familiaux, Jacques Servier a fait le pari de la recherche, en installant notamment un centre à Orléans. Son laboratoire a également travaillé régulièrement en collaboration avec le CNRS et l’INSERM. Il s’agissait pour Jacques Servier de rester fidèle à sa fascination de petit garçon pour la « magie du médicament », mais également de faire des choix audacieux et ambitieux. C’est dans ce même esprit qu’il a très tôt compris l’importance des médicaments génériques, auxquels se consacre aujourd’hui sa filiale Biogaran. Ces différentes voies ont permis à celui toujours prompt à rappeler son attachement à la France (et le nombre d’emplois qu’il y avait créés) de s’imposer au niveau international.

Des succès, mais pas de révolution

Cet attachement à la recherche a offert aux laboratoires quelques médicaments phares (le Coversyl, le Vastarel, le Stablon, le Muphoran pour n’en citer que quelques uns), mais les investissements (moins de 1 milliard d’euros, soit un quart du chiffre d’affaires) restent trop limités pour pouvoir vraiment rivaliser avec la puissance des autres grands groupes internationaux. Les centres de recherche de Servier n’ont ainsi pas réussi à produire un médicament pouvant être considéré comme révolutionnaire et outre les produits dont le profil de sécurité a été sévèrement remis en cause (le Mediator bien sûr mais aussi l’Isoméride), plusieurs ont vu plus simplement leur efficacité contestée (et leur taux de remboursement de ce fait diminué en dépit de leur grande popularité auprès des patients). Outre l’importance accordée à la recherche, Jacques Servier se montrait également d’une méticulosité et d’une ingéniosité extrêmes dans tout ce qui touchait au marketing.

Là encore ce talent assura au groupe une grande partie de sa réussite, mais put également se retourner contre lui lorsque la tempête se leva.

Vous avez dit conflits d’intérêts

Dans le climat de suspicion généralisée qui prévaut aujourd’hui pour tout ce qui touche de près ou de loin aux médicaments ou aux vaccins, le simple fait de publier au lendemain de sa mort un portrait de Jacques Servier, pourrait nous valoir des rappels à l’ordre de tous ceux qui font profession de dénoncer à longueur de pétitions la collusion entre les médias médicaux et l’industrie pharmaceutique et les conflits d’intérêts des experts avec les laboratoires.

Aussi avons nous choisi ici de devancer ces critiques et de déclarer nos éventuels conflits d’intérêt.

Oui, entre 1979 et 1999, le JIM dans sa version papier et les revues Abstract qui appartenaient au même groupe de presse, ont bénéficié d’un soutien publicitaire sans faille des laboratoires Servier et de ses filiales et de l’intérêt de leur président-fondateur. Comme d’ailleurs l’immense majorité de la presse médicale française. Ces investissements publicitaires, à l’instar de ceux d’autres laboratoires pharmaceutiques, nous ont aidé à accomplir notre mission d’information du corps médical.

Depuis plus de 10 ans, JIM.fr n’accueille plus aucune publicité du groupe Servier (sans que nous en soyons les instigateurs !). Que nos éventuels contradicteurs n’attribuent pas à ce sevrage, le fait que nous ayons suivi avec le plus de détails scientifiques, d’objectivité et de recul possibles les divers rebondissements de ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Mediator.

Sans hurler avec les loups.

Dr Gilles Haroche, directeur de la Rédaction

Une cohésion non ébranlée

Savamment organisée (et dans le plus grand secret), la poursuite des activités des laboratoires Servier semble parfaitement assurée au-delà de la disparition de leur fondateur. Mais il est certain que la politique managériale de l’entreprise sera profondément modifiée. Jacques Servier incarnait en effet un capitaliste que beaucoup ont dit paternaliste et qui une fois encore connaissait ses parts d’ombre et de lumière. Certains journaux avaient ainsi évoqué les procédures de sélection drastique des collaborateurs du groupe, qui devaient se montrer « irréprochables » à de nombreux égards pour espérer être intégrés. Ces méthodes de sélection lui avaient d’ailleurs valu des remontrances de la Commission nationale informatique et liberté (CNIL). Cependant, pour ceux présentant le profil requis, l’entrée dans l’entreprise Servier pouvait signifier la promesse d’une fidélité quasiment indéfectible du patron. Cette confiance, Jacques Servier la donnait indifféremment aux hommes et aux femmes. Le quotidien le Monde rappelle en effet qu’il fut l’un des premiers grands chefs d’entreprise à donner leur chance aux femmes à des postes très élevés. Cette politique managériale très particulière, le lien que Jacques Servier tentait de créer avec chacun contribua au moment les plus difficiles à conserver une cohésion (qui a surpris plus d’un) au sein de l’entreprise, qui n’a notamment pas connu une augmentation de son « turnover » déjà inférieur à la moyenne.

Louis XI dans le métro

La complexité du « capitaine » d’industrie n’était que le reflet de la dualité du personnage. Celui dont beaucoup louaient l’esprit vif, la culture, était également d’une très grande réserve en public, où l’on n’entendait guère sa voix fluette participer aux débats. Pourtant, en tête à tête, l’homme savait parfaitement convaincre et s’entourer d’un réseau touchant toutes les sphères de la société, des médias au monde politique, réseau savamment entretenu, objet d’un recensement minutieux, soutenu par des contributions diverses de Jacques Servier… mais qui ne lui offrit aucun soutien lors de l’éclatement de l’affaire Mediator. Jacques Servier était également connu pour son ascétisme et sa grande sobriété (qui lui avaient notamment valu d’être surnommé, in petto, Louis XI par certains de ses collaborateurs). C’est ainsi qu’il n’accepta notamment d’employer un chauffeur qu’à un âge très avancé et qu’il prenait très fréquemment le métro pour se rendre à un rendez vous tandis que ses collaborateurs le rejoignaient en voiture de luxe. Cette sobriété était alliée à un goût du secret très marqué sur sa vie privée (traversée par un drame profond) mais également sur son entreprise dont il ne rendit pas les comptes publics jusqu’à très récemment, refusa l’introduction en bourse et dont il n’évoqua pas au grand jour les montages décidés en vue de sa succession. Néanmoins, Jacques Servier était paradoxalement un amoureux des honneurs et c’est avec un plaisir non dissimulé qu’il reçut les insignes de grand-croix de la Légion d’honneur des mains de Nicolas Sarkozy (qui était son ancien avocat).

Face à la justice

La froideur de Jacques Servier (qu’il sembla également exercer vis-à-vis de sa famille et ses quatre filles) et son caractère parfois cassant contribuèrent à dresser de lui un portrait négatif à l’heure où éclata l’affaire Mediator. On lui reprocha son cynisme et son mépris à l’égard des victimes et on rappela à plusieurs reprises qu’il lança aux employés de son groupe : « Le Mediator c’est trois morts ». Les familles des victimes s’étaient également déclarées meurtries de l’entendre lancer au micro de BFM TV au printemps 2013, alors qu’il était harcelé dans la rue « Le procès on s’en fout ». Pourtant, énième témoignage de la complexité du personnage, Jacques Servier sembla, malgré son grand âge qui eut pu lui servir d’excuse, mettre un point d’honneur à se rendre à toutes les convocations de la justice et on le vit notamment sur le banc des accusés lors de l’ouverture du procès à Nanterre. Dans un autre volet de l’affaire, Jacques Servier avait été mis en examen pour « obtention indue d’autorisation, tromperie sur les qualités substantielles d’un produit avec mise en danger de l’homme et escroquerie » puis pour « homicide involontaire » à la fin 2012. Avec sa mort, l’action pénale contre lui est bien sûr éteinte. Cependant, bien évidemment, l’instruction qui a entre autres conduit à la mise en examen des cinq sociétés du groupe, de certains de ses proches collaborateurs et de l’Agence nationale de sécurité du médicament, se poursuit aujourd’hui. Elle permettra, ainsi que les procès, de déterminer si, comme l’ont suggéré plusieurs rapports dont celui de l’Inspection générale des affaires sociales, il y a eu ou non une dissimulation consciente d’effets secondaires par les laboratoires Servier et par les autorités compétentes.

Léa Crébat

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