Ces microbes qui nous gouvernent

Commentaire :

Publié dans la lettre de Médecine du sens N° 26

Passionnant article qui reprend assez bien des données nouvellement établies sur le principe des microbes.

Il insiste sur l’équilibre et la diversité bactérienne pour notre équilibre.

Plus nos bactéries intestinales sont nombreuses et diversifiées, meilleure est notre santé. Avec cette phrase tout est dit.

L’ARTICLE :

Nous sommes, à notre insu, le terreau fertile d’une bien étrange « forêt tropicale » : les cent mille milliards de bactéries qui prospèrent en silence dans nos entrailles. Cette jungle intestine, les scientifiques la nomment « flore microbienne » ou « microbiote intestinal ». « Comme pour la forêt tropicale naturelle, la perte de la diversité biologique de notre flore microbienne pose problème, souligne le professeur Oluf Pederson, de l’université de Copenhague (Danemark). Plus nos bactéries intestinales sont nombreuses et diversifiées, meilleure est notre santé. » Il est le principal auteur, avec le professeur Dusko Ehrlich, de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), à Jouy-en-Josas (Yvelines), d’une étude publiée le 29 août dans Nature montrant que cette richesse bactérienne nous protège des maladies liées à l’obésité.

Pesant en moyenne 1,5 kilogramme chez un adulte, notre microbiote intestinal abrite une population de bactéries dont le nombre est dix fois plus élevé que celui de nos propres cellules. On ne cesse de lui découvrir de nouvelles fonctions, au point qu’on le considère comme un organe à part entière. Longtemps ignoré, cet insaisissable organe veille sur notre santé physique. Il améliore la nutrition et le métabolisme de notre organisme et dialogue sans cesse avec nos tissus – même à distance du tube digestif. Plus surprenant, il jouerait un rôle sur nos fonctions cognitives et mentales ! En cas de dérèglement, il participe au développement de maladies aussi variées que le diabète et l’obésité, des allergies et désordres auto-immuns, des troubles cognitifs et de l’humeur.

GROUPES « PAUVRE »ET « RICHE »

« En analysant le génome des bactéries intestinales de 292 adultes danois (123 non obèses et 169 obèses), nous avons trouvé que près du quart d’entre eux (23 %) présentent un déficit important en bactéries intestinales, indique Dusko Ehrlich, qui a piloté le consortium international MetaHIT à l’origine de l’étude de Nature. Les sujets du groupe « pauvre » ont en moyenne 40 % d’espèces bactériennes en moins que ceux du groupe « riche ». » Ce groupe déficitaire présente un risque accru d’obésité. Dans ce groupe, huit espèces bactériennes « jusqu’ici inconnues, productrices de butyrate [un acide gras à courte chaîne] « , sont particulièrement manquantes. Ont-elles un rôle protecteur contre la prise de poids ?

Surtout, les personnes à la flore appauvrie ont plus de risque de diabète, de maladies cardiovasculaires et de troubles hépatiques. « Elles montrent plus de complications métaboliques, explique Dusko Ehrlich : des anomalies des lipides dans le sang (« dyslipidémies »), une résistance accrue à l’insuline et des taux importants de « protéines inflammatoires » dans le sang. » Ces taux élevés signent une inflammation chronique « à bas bruit » des tissus, délétère pour l’organisme.

Qui plus est, « les personnes déficitaires en bactéries intestinales prennent plus facilement du poids », note le professeur Karine Clément, qui dirige l’Institut de cardiométabolisme et de nutrition (Inserm-UPMC) de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris). Cette clinicienne-chercheuse vient de conduire, avec Dusko Ehrlich, une autre étude, publiée dans Nature le 29 août.

RÉGIME RICHE EN PROTÉINES ET EN FIBRES, PAUVRE EN CALORIES

Chez 49 adultes français obèses ou en surpoids, les chercheurs ont analysé les effets d’un régime riche en protéines et en fibres, pauvre en calories. Après six semaines, ce régime a comme prévu amélioré les paramètres métaboliques et entraîné une perte de poids. Il a aussi augmenté la richesse des espèces bactériennes des sujets initialement déficitaires. Cependant, « les sujets dotés d’une flore initialement pauvre ont plus de mal à améliorer leurs paramètres inflammatoires et lipidiques », relève Karine Clément.

Elle coordonne le projet européen Métacardis, lancé en 2012. Son but : étudier chez 2 000 patients le rôle du microbiote intestinal dans les maladies cardiaques et métaboliques. Parmi ses enjeux : identifier les sujets obèses à risque de complications, prédire leurs réponses aux interventions nutritionnelles, développer des traitements adaptés. « En analysant six des huit espèces manquantes chez les sujets à la flore appauvrie, on peut identifier 95 % des sujets à risque de complications », se réjouit Dusko Ehrlich, qui espère mettre au point un test diagnostique. Il a fondé une société pour la mise au point de biomarqueurs à partir de gènes bactériens, et participe à Métacardis avec l’unité Métagénopolis de l’INRA.

FONCTIONS NUTRITIVES DU MICROBIOTE INTESTINAL

Une flore appauvrie est-elle la cause ou la conséquence des troubles métaboliques ? C’est la question centrale de la poule et de l’oeuf. « On ne peut trancher, admet Dusko Ehrlich, mais les résultats des essais de transplantations fécales plaident en faveur d’un rôle causal. » Quand on greffe à des diabétiques de type 2 le microbiote intestinal d’un sujet sain, leur diabète s’améliore. Par ailleurs, « en transplantant dans l’intestin de souris diabétiques obèses une bactérie qui leur fait défaut (Akkermansia muciniphila), nous avons amélioré leurs paramètres inflammatoires et leur diabète. Ces animaux maigrissaient alors qu’ils mangeaient autant », raconte Patrice Cani, de l’Université catholique de Louvain (Bruxelles), qui a publié ce travail, en mai, dans la revue PNAS.

Le rôle du microbiote intestinal ne se limite pas au métabolisme. Ses fonctions nutritives sont connues de longue date : il produit des vitamines vitales, aide le système digestif à convertir les aliments en nutriments. Plus insolite, il pourrait intervenir dans la modulation des effets des chimiothérapies anticancéreuses – une action étudiée par l’équipe Inserm du professeur Laurence Zitvogel, à l’Institut Gustave-Roussy (Villejuif).

Nos bactéries intestinales interfèrent aussi avec la maturation de notre système immunitaire. « Toute dérégulation de cette flore peut donc favoriser des maladies allergiques, inflammatoires, infectieuses ou auto-immunes – voire certains cancers », souligne Guy Gorochov, professeur d’immunologie à la Pitié-Salpêtrière. Un article de synthèse, paru en août dans Gastrointestinal Endoscopy, confirme l’intérêt des transplantations de microbiote fécal, prélevé chez des sujets sains, à des sujets souffrant d’infections à Clostridium difficile – cause importante d’inflammations du côlon et de diarrhées : 92 % ont guéri de cette infection récurrente.

« IMPACT IMPORTANT SUR LE DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME IMMUNITAIRE »

Un autre article publié dans Nature le 29 août a interpellé Guy Gorochov : quand les chercheurs enlevaient le microbiote intestinal de souris, ils observaient des perturbations du développement des lymphocytes B, les cellules immunitaires qui produisent les anticorps. Quand ils réinjectaient du microbiote à des animaux qui en étaient dépourvus, le répertoire des anticorps changeait.

« Ce travail suggère que le microbiote a un impact important sur le développement du système immunitaire systémique, pas seulement local », dit ce chercheur de l’Inserm qui étudie les liens potentiels entre microbiote et sclérose en plaques, avec l’Institut du cerveau et de la moelle épinière. « Le microbiote n’expliquera pas tout, il y a un effet de mode, juge-t-il. Mais c’est un champ d’étude fascinant, en plein essor grâce au progrès des techniques d’analyse de la complexité des génomes bactériens (« métagénomique »). »

Dans Les Misérables, Victor Hugo décrivait les égouts de Paris : « Ces fétides écoulements de fange souterraine, (…) savez-vous ce que c’est ? C’est de la prairie en fleur, c’est de l’herbe verte, (…) c’est du sang chaud dans vos veines, c’est de la santé, c’est de la joie, c’est de la vie. » La science nous l’enseigne aujourd’hui : cette vision de poète est une vérité viscérale.

Florence Rosier , journaliste au Monde.

Un dialogue entre l’intestin et le cerveau

C’est un continent inconnu qui émerge : celui des liens réciproques entre intestin et cerveau – entre digestion et fonctions cognitives ou états mentaux. « Notre intestin et notre cerveau dialoguent en permanence, par voie sanguine ou nerveuse. Nos bactéries intestinales interfèrent avec les cellules de notre intestin, donc avec ces échanges. Elles peuvent ainsi, selon leur composition, agir sur les fonctions cérébrales », résume Serge Luquet, du CNRS (université Paris-VII-Diderot). Chez l’animal, ces bactéries semblent être un élément important du développement du cerveau. En témoigne, parmi d’autres, un saisissant résultat issu de l’équipe canadienne de Stephen Collins (cahier « Science & techno » du 24 mars 2012). En transplantant à des souris dépourvues de flore intestinale, issues d’une souche « timide » ou « anxieuse », le microbiote de rongeurs issus d’une souche « audacieuse » – et réciproquement -, les chercheurs ont inversé le comportement de ces animaux ! « Le bémol, c’est que le microbiote n’est pas seul en cause, et qu’on ne peut imputer les effets observés à telle ou telle bactérie », nuance Serge Luquet.

http://www.lemonde.fr/sciences/article/2013/09/02/ces-microbes-qui-nous-gouvernent_3469923_1650684.html